Appel à contributions « Pratiques de désordre productif »

Le prochain numéro de la revue Phantasia sera consacré aux « pratiques de désordre productif ». Cette notion nous a été suggérée par Walter Benjamin. Nous l’introduisons ci-après.

Walter Benjamin était collectionneur ; collectionneur de cartes postales, de jouets anciens mais surtout de livres. En 1931, il écrit un court texte Je déballe ma bibliothèque, Un discours sur l’art de collectionner[1]. Il vient d’emménager dans un nouvel appartement. Ses caisses sont éventrées. Des piles de livres sont éparpillées dans son séjour. Ils ne sont pas classés et de surcroît pas encore rangés sur les étagères. L’atmosphère est saturée de poudre de bois. Benjamin veut d’emblée transporter son lecteur dans le désordre pour tenter de lui faire percevoir la nature de la relation d’un collectionneur à ses richesses. « La passion du collectionneur (…) confine au chaos des souvenirs ». C’est le passé à la fois du collectionneur et des livres qui s’offre aux sens à travers le fouillis de livres. Pourtant, la collection peut apparaître comme un ordre lorsque l’habitude rend le désordre familier. Le catalogue et sa régularité participent également à régulariser en apparence « le dérèglement de la bibliothèque ». Mais cet ordre reste « un état de suspens au-dessus de l’abîme ». Le collectionneur est constamment maintenu dans un état de tension « entre les pôles de l’ordre et du désordre ». Par ailleurs, son désir d’acquisition est animé par un instinct. Celui de renouveler le monde.

Si Benjamin se verra progressivement dépossédé de sa collection de livres durant son exil après son départ d’Allemagne en 1933, il poursuivra ses recherches sur le personnage du collectionneur. Loin de lui attribuer un rôle marginal dans son travail, il en fera un « personnage conceptuel » au sein de sa philosophie de l’histoire. En effet, il lui associe l’idée de « désordre productif ». Le collectionneur en réunissant les pièces de sa collection élabore un système historique en perpétuel mouvement dont l’ordre apparent n’est que temporaire. En effet, sa collection n’est jamais complète et sans cesse de nouvelles acquisitions viennent bouleverser l’ordre momentané. Benjamin s’inquiétait de la permanence des ordres établis en particulier dans la pratique de l’histoire. Il prend dès lors le collectionneur en modèle – auprès du flâneur et du chiffonnier – dans l’élaboration de la méthode qui animera son grand projet inachevé sur le Paris du XIXe, Le livre des Passages[2]. Dans celui-ci, Benjamin collectionne les citations puisées dans toute une série de matériaux jugés jusqu’alors insignifiants pour « l’Histoire » auxquelles il associe des petits textes de sa plume. Si on ne connait pas la forme finale à laquelle aurait abouti ce travail, on peut raisonnablement penser que le collage de citations devait permettre de créer des configurations nouvelles et momentanées qui viendraient bousculer la présentation habituelle de l’histoire du XIXe pour la remettre en question. Dans ses thèses Sur le concept d’histoire[3], considérées comme son œuvre testament, Benjamin énonce son ambition de la détruire violemment. C’est l’ordre linéaire que suppose la notion de progrès et qui se voit fixé dans le récit historique que Benjamin entend faire exploser. Il veut proposer en contrepartie une conception inédite de rencontre avec le passé qui permet de porter un regard renouvelé sur celui-ci dans la constellation qu’il forme avec le présent au cours de cette rencontre. En effet, l’histoire telle que la conçoit Benjamin interroge dans un même mouvement le présent et le passé, toujours pensés conjointement. Il ne s’agit dès lors pas de proposer un nouvel ordre mais de concevoir l’histoire comme animée par un mouvement perpétuel. Elle est en quelque sorte un désordre qui permet de saisir une infinité d’ordres momentanés et éphémères porteurs d’une valeur critique à même de maintenir continuellement la pensée historique sur le qui-vive. Ces ordres momentanés, Benjamin les désigne comme autant d’images fulgurantes à saisir avant qu’elles ne disparaissent définitivement.

À la suite de ce préambule, nous désignons les « pratiques de désordre productif » comme des démarches qui jouent délibérément sur la tension entre ordre et désordre et ce afin de remettre en question les ordres établis et de contester leur fixité. De la même manière, elles viennent interroger les notions même d’ordre et de désordre et leur proximité ; l’une pouvant se faire passer pour l’autre ou encore l’une ne pouvant se penser sans l’autre. Nous soulignons que ce nouveau numéro ne sera dès lors pas consacré exclusivement à Walter Benjamin, au collectionneur ou à l’écriture de l’histoire mais couvrira bien un champ plus large. Les contributions proposées peuvent rentrer dans le champ des disciplines philosophique, littéraire ou historique mais également dans celui de l’histoire de l’art.

Mots clés : ordre, désordre, configuration, collection, collectionneur, bibliothèque, désordre productif, chaos, pratiques disruptives, disruptif, intervention in situ, rythme, mouvement, décalage, marge, interruption, discontinuité, instabilité

 

[1] Walter Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque, Un discours sur l’art de collectionner », in Je déballe ma bibliothèque, Une pratique de la collection, trad. Philippe Ivernel, Préf. Jennifer Allen, Paris, Payot, coll. Rivages poche, Petite Bibliothèque, 2000, pp. 41-56. (« Ich packe meine bibliothek aus, Eine Rede über das Sammeln », in Gesammelte Schriften IV-1, Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhaüser (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1972-1989, pp. 388-396).

[2] Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages [1927-1940], trad. Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2009, 976 p. (Gesammelte Schriften V).

 

[3] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, pp. 427-443. (« Über den Begriff der Geschichte », in Gesammelte Schriften I-2, pp. 691-704).

Les propositions sont à envoyer à marguerite.dewitte@usaintlouis.be pour le 30 juin 2021 au plus tard. Elles doivent être accompagnées d’un résumé bilingue français-anglais et d’une sélection de quelques mots-clés, également dans ces deux langues. Anonymisées, elles feront l’objet d’une double expertise.

Les consignes de rédaction peuvent être consultées sur https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?page=instructions .